-Keisha? C'est ça, ton prénom? C'est trop bizarre!
-Qu'est-ce qu'il a de bizarre? C'est ta gueule qui est bizarre, oui! Redis quelque chose sur mon prénom et je te fais avaler le tiens!
Keisha, c'est moi... Et oui, juste pour ça, je suis capable d'en venir aux mains. Enfin, ça, c'était moi avant. Maintenant, j'essaie de m'améliorer. Ce n'est pas facile tous les jours, faut dire, parce que chassez le naturel, il revient au galop. Mais on va dire que je n'ai pas trop le choix... Ma nature impulsive et mes poings faciles m'ont tellement causé de tord que c'est soit me calmer, soit un tour en maison d'arrêt...
Aller, je vais commencer par le commencement...
Mon père a rencontré ma mère alors qu'il était sur une base militaire, à la frontière entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. C'était juste une adolescente de 15 ans qu'il croisait lors de ses permissions en ville. Il était métis à moitié afro-américain à moitié cambodgien... Il avait 25 ans, soit dix ans de plus qu'elle. Ce n'est pas énorme et pourtant. En tous cas, à force de se croiser, ils ont fini par se parler, puis par s'aimer... enfin, du moins par coucher ensemble, si j'en crois ma mère, l'amour n'avait rien à voir là-dedans mais ça a toujours été une pimbêche fière alors je ne vois pas pourquoi ça changerait... Bref. Toujours est-il que de cette union incongrue, je suis née. Je me demande pourquoi ma mère m'a gardé... Sans doute parce qu'elle avait tellement peur de se recevoir une raclée par mon grand-père qu'elle lui a caché sa grossesse jusqu'à ce que ce soit possible. Et donc trop tard, car quand on commence à voir pointer le bidon, c'est souvent trop tard pour faire marche-arrière. Ma mère ne s'est pas fait virer de chez elle. Non, au contraire, après s'être mis en colère, mon grand-père a décidé de quand même nous garder toutes les deux. Mon père? Lui, il n'était pas coréen, il a du rentrer au pays... Et il s'est bien gardé de venir demander de mes nouvelles ou des nouvelles de ma mère depuis! Tout ce que j'ai de lui, c'est mon prénom, qu'il avait choisit...
Malheureusement... En plus d'être une pimbêche, ma mère étant frivole et complètement immature, il a fallut qu'elle décide d'aller se faire pendre ailleurs. Pour un mec, évidemment. Un espèce de bouseux lui avait promis que si elle allait à Séoul avec lui, il en ferait une star. Et il n'en a rien fait, à part la planter là sans argent ni rien, avec moi dans les bras. Tout ce qu'elle a été capable de faire pour s'en sortir, sans argent et sans toits, après avoir été quémander auprès d'assistantes sociales, c'est aller travailler dans un Juice Bar. Vous savez, ces endroits où des entraineuses font consommer des pauvres types et en échange, ils peuvent les peloter. Voilà. Cet univers-là, elle ne l'a pas quitté. C'est celui dans lequel j'ai grandit.
-Omma, j'ai faim.
-Ben, prends une casserole, du riz et démerde-toi.
Au lieu de faire des études, d'essayer de s'en sortir seule ou bien de demander de l'aide à son père, elle a préféré monter en grade dans le Juice Bar où elle avait atterrit pour en devenir la numéro un, puis pour en prendre la tête à la suite de l'ancienne Mummy. Ce n'est évidemment pas en vivant dans un tel milieu parmi de telles personnes que je risquais de devenir quelqu'un de bien. Epuisée par son travail de nuit, la journée, ma mère ne s'occupait pratiquement pas de moi. J'ai donc très tôt appris à me débrouiller seule pour absolument tout. C'était même moi qui nettoyait les vêtements sales, pleins de tâches suspectes de ma mère... et encore, ce n'est qu'un exemple abjecte parmi tant d'autres. Je n'en ai pas l'air mais je suis presque bonne à marier! Le repassage, la couture, le ménage, la cuisine, je sais tout faire!
Mon univers de petite fille ne laissait que très peu, voir pas du tout de place au rêve et pourtant... A l'école, je passais mon temps à chanter, comme ça. J'aimais cette activité sans même m'en rendre compte, juste parce que ça me faisait me sentir plus légère. Un de mes professeurs l'a remarqué. Je suis alors rentrer dans une chorale. J'étais déjà une fille impulsive et qui n'arrivait pas à canaliser sa colère à cette époque... Le chant m'a beaucoup aidé et j'aurais pu m'en sortir à ce moment-là. Seulement... J'ai eu quelques mauvaises fréquentations qui m'ont sorti du droit chemin sur lequel on essayait de me mettre.
Cette mauvaise fréquentation, c'est au sein même de la chorale que je l'ai rencontrée. C'était une fille... Elle n'était pas comme les autres et nous avions en commun une mère très jeune qui ne faisait pas attention à nous, sauf pour nous voler nos fringues, éventuellement. C'est avec elle que j'ai découvert la cigarette, l'alcool... C'est avec elle que je me suis dévergondée plus que de raison. Nous avons toutes les deux finis par quitter la chorale, parce qu'on estimait qu'elle nous étouffait. Toutes les deux, ont s'est mise à trainer... Comme on s'ennuyait, on faisait des conneries: voler dans les magasins, racketter des filles pour avoir leurs chaussures. C'est monté en escalade. Nos conneries ne nous satisfaisait plus, il fallait plus grand, plus fort. C'est comme ça qu'on est rentré dans le gang de filles, l'un des plus violents de tout Séoul, les Lipsticks.
Les Lipsticks, c'était comme une grande famille... Au début, on te cogne pour tester tes nerfs, pour t'apprendre à ne pas craquer. Ensuite, tu as des gens sur qui tu penses pouvoir te reposer, sur qui tu penses pouvoir compter. Je continuais à aller en cours et à avoir des notes pas trop mauvaises pour ne pas que ma mère, par je ne sais quelle lubie, décide de m'enfermer chez moi si par malheur, les services sociaux appeler pour savoir pourquoi je séchais alors que j'avais une bourse... mais en contrepartie, le soir, quand je sortais, avec mon gang, je déversais toute ma colère, toute cette haine en moi dans les activités du gang. Mon cran d'arrêt toujours sur moi, je n'hésitais pas à m'en servir pour un oui ou un non. Si quelqu'un avait la mal-chance de me regarder de travers ou de me dire quelque chose qui ne me plaisait pas, je ne cherchais pas à discuter bien longtemps. C'était les poings dans le meilleur des cas ou bien le couteau.
-Tu gâches ton potentiel pour une bande de filles qui se moque bien de qui tu es, dans le fond.
-Je t'ai demandé ton avis à toi, le vioque?!
Il n'y avait que les Lipstick qui comptait pour moi, à cette époque. J'en avais perdu ma passion pour le chant. Les rares fois où je renouais le contact, c'était quand il me prenait l'envie de descendre au Juice Bar et de chantonner sur les airs de piano que jouait le mec que ma mère sortait, et sors toujours, d'ailleurs. C'est lui, un jour, qui m'a dit que je gâchais mon potentiel à trainer avec mes copines. Bien entendu, je n'ai pas voulu l'écouter. Mes copines, c'était ma famille, cette famille que je n'avais jamais eu. Je ne voulais absolument pas les perdre. Mais au fil du temps... J'ai senti que j'avais un manque en moi. Je me suis donc remise au chant, secrètement, avec cet homme qui aurait pu être mon père. Il me disait que j'avais une voix de black, que je pourrais aller aussi loin que je le désirais avec cette voix-là. J'ai terminé le lycée tant bien que mal et je n'avais aucunement l'intention d'étudier à l'université. Quant à chanter... Ça me paraissait être un doux rêve. Une utopie.
La vie continuait... Ma mère voulait que je bosse. Travailler, quand on est une Lipstick... C'est vendre son corps. Ma mère le faisait et je ne voulais pas être comme elle. Alors, avec ma meilleure amie, je me suis mise à faire quelque chose qui ne risquait pas d'être du niveau de ma mère. Vols de voitures. On les revendait à un gros bonhomme qui se faisait appeler Skunk. Si j'en suis arrivée là où j'en suis désormais, ce n'est pas à cause des bagarres, des vols, des rackets ou des agressions à l'arme blanche, non... C'est pour un malheureux vol de voiture. Attention, pas une voiture classe. Une vieille Honda. La honte! Peut-être... Mais en tous cas, à partir du moment où j'ai été arrêté, mes copines, ma famille... toute, elles m'ont délaissé. Aucune n'est venue me voir pendant ma garde à vu, aucune n'a chercher à savoir comment j'allais. C'était donc ça, leur solidarité féminine. Ecoeurant.
-Bon, j'ai réussi à t'éviter la maison d'arrêt.
-Comment t'as fait?
-Je leur ai dit que tu avais un don et que tu allais étudier à l'université... T'as intérêt d'avoir ton diplôme
Mon arrestation pour vol a fait boule de neige. De là, les flics avaient réussi à retrouver pas mal de mes méfaits. J'aurais pu me taper des heures et des heures de travaux d'intérêts généraux, avec bracelet électronique à la cheville et retour à la maison d'arrêt le soir. C'est le mec de ma mère, toujours le même qui m'a sauvé. Ma mère? Elle en a eu rien à faire et n'a pas trouvé mieux que de dire que j'avais ce que je méritais. Habilement, il a réussi à convaincre la police que mon don pour le chant pourrait me sauver. Il avait envoyé un enregistrement qu'il avait fait en cachette à la K.U.A et j'avais été accepté. Voilà le deal: je réussi à décrocher mon diplôme et on oubli mes petits larcins. Si j'échoue, ce sera travaux d'intérêts généraux et bracelet électronique. Ca n'a pas été dur de choisir... Vous m'imaginez avec une combinaison d'éboueur?